Havaianas, bouddhisme et temakis : l’histoire de l’Asie au Brésil

Aventuriers, commerçants, esclaves, conquistadores, ingénieurs, écrivains, aristocrates exilés, pacifistes fuyant la guerre, Portugais, Allemands, Angolais, Italiens, Guinéens, Espagnols, Français, Polonais, Haïtiens, Ukrainiens, Nigériens, Russes. Bref, vous l’avez compris, le Brésil, ce pays immense d’environ 207 millions d’habitants et presque 9 millions de kilomètres carrés[1] a constitué un pays d’accueil pour des immigrants de tous pays et de tous horizons, et ce depuis sa découverte par Pedro Álvares Cabral en 1500. Cependant, une facette moins connue de l’immigration brésilienne est sa composante asiatique non négligeable.

En effet, même si la région de prédilection pour l’immigration Asie-Amérique reste le Nord du continent, la conjoncture économique et les lois anti-immigration promulguées par les États-Unis et le Canada des années 1880 à 1930 ont inversé la trajectoire migratoire des populations asiatiques vers l’Amérique latine. Ainsi, en marchant dans l’immense ville brésilienne de São Paulo, est-on surpris de trouver, au milieu de la multitude de graffiti anticonformistes et des milliers de petites boutiques de collations de rue (Lanches) agglutinées les unes contre les autres, une banque qui fait de la publicité en japonais, un stand de restauration rapide qui offre du matcha latte et des mochi, ou encore un supermarché nommé Maruso. Et pourtant, vous êtes bien à Liberdade, ce quartier touristique au sud du centre de São Paulo, aussi connu pour être le quartier japonais de la ville. Quelques rues plus loin, attenante à la Casa Portugal, bibliothèque luso-brésilienne de style néocolonial responsable de la protection de la langue portugaise, se retrouve la Livraria Cultural Chinesa (文昌书店), ou Librairie culturelle chinoise. Enfin, à quelques kilomètres au nord-est de la ville, on s’étonne également de trouver une agence de voyages… coréenne ?

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 Woori Bank, banque coréenne au centre de São Paulo, librairie culturelle chinoise à côté de la Maison du Portugal et poissonnerie Takeda au marché municipal de São Paulo

 

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            La Place de la République de Corée dans le quartier textile de Brás, São Paulo

           Même s’il est difficile de savoir à quoi s’attendre quand on parle du Brésil, il est vrai que la première chose qui nous vient à l’esprit au sujet du pays du football n’est certainement pas l’Asie. Alors comment se fait-il que le meilleur barbecue de São Paulo soit coréen ? Pourquoi y a-t-il toute une section consacrée à l’immigration japonaise dans le musée de l’État du Paraná, au sud du Brésil ? Et quelle vie mènent ces Asiatiques qui ont parcouru de si grandes distances pour s’installer en pays lusophone ? C’est à toutes ces questions que cet article tentera de répondre aujourd’hui.

L’immigration japonaise au Brésil : arriver, s’installer, s’intégrer, s’hybrider

Documents de voyage japonais (Musée du Paraná, Curitiba)

           L’immigration asiatique la plus forte au Brésil est l’immigration japonaise, très dynamique surtout dans la région du Sudeste (Vale do Ribeira, São Paulo, Rio de Janeiro, Pernambuc)[2]. Cette immigration fut notamment encouragée à partir de 1908 par le gouvernement de São Paulo qui demanda au Japon de lui envoyer quelques centaines de travailleurs pour ses plantations de café et de coton[3]. Ainsi, pour gérer ce flux important de départs et d’installations, furent créées au pays du Soleil levant, en 1917, la Kaiga Kogyo Kaisha ou Compagnie pour le travail à l’international, et en 1927, la Brazil Takushoku Kumiai, Société pour le travail au Brésil[4]. Une fois arrivés en pays brésilien, les immigrants japonais étaient employés dans des plantations où ils étaient traités comme de la main-d’œuvre servile par les fazendeiros (propriétaires terriens), pour qui la pratique de l’esclavage était encore d’actualité, puisque les premières lois contre cette pratique ne furent promulguées dans le pays qu’à partir des années 1850. Ces mauvais traitements mirent fin à l’émigration subventionnée par le gouvernement nippon en 1914, mais les nouveaux arrivants japonais retombèrent très vite sur leurs pieds et se mirent à acquérir des terres dans les régions délaissées des États de São Paulo et du Paraná[5], au titre de projets publics de colonisation agricole du territoire[6]. Cette expansion fut telle que les immigrants japonais commencèrent à revendre le trop-plein de terres à la Brazil Takushoku Kumiai, qui se retrouva en 1934 en possession de 500 000 hectares de terres, auxquels furent ajoutés 50 000 hectares de concessions[7].

L’immigration nippone au Brésil progressa donc jusqu’à son apogée, en 1933, avec 24 494 arrivées, pour toutefois se stabiliser après la ratification, en 1938 du Decreto Lei 406, fixant les quotas migratoires (2 850 Japonais/an), et finalement se réduire de façon radicale pendant la Seconde Guerre mondiale, qui vit l’engagement du Japon du côté ennemi[8]. L’immigration japonaise au Brésil ne reprit donc que dans les années 1950, sans toutefois atteindre les volumes observés au cours des périodes précédentes. Ainsi, en 1958, le pays lusophone comptait 429 000 Japonais, dont une majorité de descendants nippons et 139 000 nouveaux migrants[9], avec 76 % d’entre eux résidant dans l’État de São Paulo[10].

             Fait probablement dû à l’ancienneté dans la région, la population japonaise du Brésil est particulièrement bien incorporée à son pays d’accueil. Pour faciliter l’intégration des enfants d’origine japonaise à l’école, ceux-ci reçoivent à la naissance un prénom japonais et un prénom portugais. À cet égard, dans la plupart des cas, les descendants japonais comprennent la langue du pays d’origine de leurs parents, mais ne la parle pas vraiment. À l’inverse, dans un pays où l’accès aux meilleures universités se fait selon les résultats à l’examen national de fin de lycée, nombre de familles brésiliennes font confiance aux institutions japonaises Kumon, ces maisons d’apprentissage des mathématiques et de la langue selon une méthode répétitive créée au Japon par Toru Kumon dans les années 1950, pour compléter le cursus scolaire brésilien. En outre, grâce à cette forte immigration japonaise au Brésil depuis plusieurs décennies, identités japonaise et brésilienne n’en forment pour ainsi dire plus qu’une aujourd’hui, ce que l’on remarque notamment à travers l’exposition d’art brésilien de la Pinacothèque de São Paulo, où sont exposés les tableaux d’artistes brésiliens d’origine japonaise comme Tomie Ohtake (Kyoto, 1913- São Paulo, 2015), connu pour son œuvre prolifique composée d’autant de peintures, gravures et sculptures, qui ont leur place un peu partout dans le pays, comme à Brasília, Belo Horizonte, Ipatinga et bien sûr São Paulo[11]. Tikashi Fukushima (Fukushima, 1920 – São Paulo, 2001) est un autre exemple de peintre nippo-brésilien, arrivé dans le pays à 20 ans et connu par ses expositions au Musée d’art moderne de Rio de Janeiro[12].

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Une banque brésilienne de Liberdade déguisée en temple japonais, une pharmacie nippo-brésilienne à Curitiba, des mets brésiliens traditionnels cuisinés à la japonaise et une « entreprise nippro-brésilienne » d’optique

             Toujours sur le thème de la culture, au gré de nos déambulations dans les rues de Liberdade, quartier japonais de São Paulo, on remarque bientôt un curieux mélange, avec d’un côté, les rues de Liberdade décorées « à la japonaise », pour répondre à  un souci de redynamisation de la ville, ornées de structures de lampadaires en arches rouges et de lampes en forme de lanternes. On trouve aussi dans ce quartier un minuscule jardin japonais, où les touristes peuvent venir se poser un instant et savourer leur bol de ramen chaud, acheté au marché japonais du coin. C’est d’ailleurs ce marché qui représente le plus parfaitement l’hybridation de la population nippone de la ville. On y découvre en effet un melting-pot assez intéressant de banques brésiliennes déguisées en temples japonais, de stands à temaki, yakisoba, et, pourquoi pas des mets traditionnels de Bahia, État brésilien situé entre Pernambuc et Minas Gerais, et bien sûr de coxinhas[13], ou autres collations de rue brésiliennes traditionnelles.

De son côté, le Brésil a aussi intégré dans son calendrier festif les fêtes Tooro Nagashi — hommages aux ancêtres japonais célébrés en avril, par l’intermédiaire de lanternes de papier déposées sur les eaux de la rivière de Mogi das Cruzes, à l’est de São Paulo — et Sakura Matsuri, fête des fleurs de cerisiers célébrée pendant les dix jours de floraison de l’arbre symbole du Japon, en août, pour montrer le côté éphémère et donc précieux de la vie. Les Japonais, eux aussi, ont totalement adopté le mode de vie et la culture du pays de la feijoada[14], ce que l’on remarque par le nombre important d’églises brésiliennes dont les devantures arborent des inscriptions en japonais à Liberdade, comme l’Église universelle ou l’Église de l’Assemblée de Dieu, toutes deux protestantes et très influentes auprès de la population brésilienne.

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Étalages du supermarché japonais, Maruso, dans le quartier de Liberdade

           Enfin, le fait que la ville de São Paulo ait été choisie comme ville principale d’accueil du centre culturel Japan House, au même titre que Londres ou Los Angeles n’a rien d’un hasard. En effet, en tant que premier foyer d’immigration japonaise dans le monde, cette ville du sud du Brésil constitue aussi un centre très attractif pour les investissements japonais et la promotion de la culture nippone. Élaborée par Kengo Kuma, architecte des prochains Jeux olympiques au Japon[15], la Japan House de São Paulo constitue une œuvre architecturale assez impressionnante dans l’avenue huppée de Paulista, en mariant traditionalisme japonais et architecture moderne brésilienne. Il semble que Kengo Kuma ait intégré à la perfection l’esprit de la population japonaise du Brésil.

La communauté coréenne de São Paulo, dynamique économiquement, mais plus réservée socialement

           La première destination de l’immigration coréenne en Amérique latine fut le Mexique, pays demandeur de main-d’œuvre pour ses usines, à partir des années 1900[16]. Cependant, c’est aujourd’hui le Brésil qui constitue le premier foyer d’accueil des Coréens en Amérique du Sud, avec un peu plus de 50 000 Coréens recensés par le consulat général coréen de São Paulo en 2007[17]. Cependant, il est difficile d’évaluer la présence coréenne au Brésil, étant donné que nombre d’immigrants voyagent entre le Brésil et le Paraguay, pays plus facile d’accès du point de vue des exigences de visa, puis s’établissent illégalement sur le territoire brésilien, ou ne s’enregistrent pas auprès des autorités consulaires coréennes[18]. Une chose est certaine, l’immigration coréenne au Brésil commença à la fin de la guerre de Corée (1950-1953) et permit aux deux pays de se rapprocher, d’abord avec l’ouverture des relations diplomatiques en 1959, puis avec l’établissement d’une ambassade coréenne dans la capitale, Rio de Janeiro en 1962 (transférée depuis à Brasilia), et enfin avec l’augmentation des échanges économiques et commerciaux entre les deux pays à partir des années 1990[19]. Ainsi, les échanges commerciaux entre le Brésil et la Corée du Sud seraient passés de 630 millions de dollars américains en 1990 à 4 milliards de dollars en 2005[20]. Fait qui expliquerait pourquoi aujourd’hui toutes les télévisions brésiliennes sont de marque LG, les écrans publicitaires, Samsung, et beaucoup de voitures de marque Hyundai.

             Si les Coréens sont venus s’expatrier aussi loin de leur péninsule jusque dans les quartiers de Bom Retiro, ancien quartier d’immigrants Est-Européens, et de Brás, quartier textile de São Paulo, c’est pour échapper à la pauvreté d’après-guerre, au choix douloureux entre le nord et le sud, ou à la dictature de Park Chung-Hee des années 1960 à 1980. En outre, cette immigration en Amérique du Sud fut encouragée par le gouvernement sud-coréen lui-même, à travers la Loi sur l’émigration de 1962, cherchant à profiter du boom industriel qu’a connu le Brésil à cette époque[21]. Depuis, des projets de coopération entre firmes brésiliennes et coréennes ont aussi été mis en place pour profiter autant au pays d’accueil qu’à la communauté coréenne de São Paulo, comme celui de 1996 pour la promotion des petites et moyennes entreprises, mais il semble cependant que ces tentatives n’aient pas porté de fruits, peut-être en raison des crises qui frappèrent les deux partenaires dans les années 1990[22]. La communauté coréenne est cependant très active dans les secteurs du textile, où elle détient les deux tiers des commerces, à Bom Retiro, de la restauration et l’importation de produits alimentaires coréens, qui a connu une expansion de 30 % entre 2001 et 2006, et de l’industrie technologique de pointe, qui attire un nombre non négligeable de Coréens au Brésil[23]. Ainsi, il devient possible de faire son shopping de début d’année en coréen dans le quartier de Brás, de faire garder ses enfants dans des jardins d’enfants coréens, ou de manger du Samgyŏpsal (삼겹살), barbecue coréen de poitrine de porc au charbon de bois, préparé comme en Corée, à Bom Retiro ! Néanmoins, il est de plus en plus difficile de trouver à converser en coréen au K-Mart de São Paulo, car beaucoup de secondes générations ne parlent plus la langue du pays natal de leurs parents.

Cependant, ce qui rattache encore plus les Coréens de São Paulo à leur pays d’origine c’est leur foi. En effet, dans leurs projets migratoires, les Coréens de la péninsule obtiennent souvent l’aide de leurs églises. Ainsi, à l’image de la population coréenne sur le territoire coréen, pour laquelle le protestantisme est devenu la deuxième religion la plus pratiquée après le bouddhisme dans les années 1980[24], la communauté coréenne de São Paulo est en majorité protestante[25]. Ainsi, les immigrants profitent-ils du désir d’expansion de leurs églises pour mettre en place des réseaux commerciaux et financiers à l’échelle du monde, et soutenir leurs projets d’installation ou de développement dans leur pays d’arrivée, soit ici au Brésil. Ces alliances, qui s’étendent aussi à la famille restée en Corée, à celle partie dans un autre pays d’Amérique, ou encore à la communauté coréenne déjà en place au Brésil, permettent aux immigrants coréens de s’appuyer sur des réseaux solides d’expatriés à l’échelle du monde, pour garder le contact avec leur pays d’origine. Beaucoup de descendants de Coréens au Brésil sont alors envoyés dans la famille éloignée au Paraguay pour travailler, chez des amis aux États-Unis pour y fréquenter l’université, voire en Corée pour se trouver un partenaire[26]. Même si ce réseau bien structuré et international comporte de nombreux avantages pour les nouveaux arrivants, il arrive néanmoins qu’il fasse aussi passer la communauté coréenne pour un ensemble fermé sur lui-même et peu ouvert aux interactions avec les autres[27].

Pour combattre cette image, la communauté coréenne de São Paulo a tiré profit des vastes outils de politique culturelle développés par le gouvernement coréen depuis plusieurs décennies. En effet, depuis les années 1980-1990 et en accord avec le mouvement de démocratisation qu’a connu la Corée du Sud, un grand mouvement de politique culturelle a été amorcé sur la péninsule et hors de ses frontières[28]. De même, celui-ci s’est amplifié avec la crise qui frappa la Corée du Sud en 1997, à travers la réalisation du fait que la culture pouvait aussi constituer un nouveau moyen de production de richesse pour le pays[29]. Ainsi, cette vague de promotion culturelle, nommée Hallyu (한류), qui toucha d’abord la Chine, ne manqua pas de s’étendre hors d’Asie pour atteindre le Brésil, notamment avec la fondation en 1988 du Centre d’éducation coréenne de São Paulo. Ce centre a en effet pour tâche principale de promouvoir la culture et la langue coréennes au sein des populations brésiliennes et coréennes de la ville. On peut donc y prendre des cours de langue coréenne, ou s’entraîner à jouer du Samul nori (사물놀이), Kkwaenggwari (꽹과리), voire d’autres instruments de percussion traditionnels coréens. En outre, c’est à travers ce centre coréen que peuvent s’organiser des voyages en Corée du Sud ou des échanges universitaires pour les étudiants brésiliens parmi lesquels la culture coréenne est très populaire, avec quelques milliers d’inscrits sur les neuf sites responsables de la promotion de la vague Hallyu au Brésil[30]. Mais l’effort culturel coréen au Brésil ne s’arrête pas là, puisqu’il existe aussi un Centre culturel coréen au Brésil, aussi connu dans le monde entier sous la dénomination d’Institut Sejong, Sejong étant le roi coréen qui a inventé l’alphabet Han’gŭl (한글) au XVe siècle. Ce centre culturel, qui offre aussi des cours de langue, va même plus loin dans sa programmation en proposant aussi des cours de Taekwondo, de danse traditionnelle coréenne, ou encore des ateliers de céramique coréenne. La culture coréenne est donc un grand facteur de contacts entre Brésiliens et immigrants coréens.

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Empreintes coréennes dans le quartier de Bom Retiro :  restaurants, centres culturels, agence de voyage coréenne

Importer le bouddhisme végétarien au pays du Churrasco (barbecue), un exploit inégalé de la population sinophone du Brésil

           En tant que pays spécialisé dans l’exploitation des matières premières, le Brésil s’est longtemps appuyé sur une main-d’œuvre servile pour faire marcher son économie. Cependant, les premières lois sur la restriction de l’esclavagisme, promulguées à partir de 1850, ont amorcé une vague d’immigration économique dont on peut évaluer l’attractivité dès les décennies suivantes, avec un passage de 33 000 immigrants en 1883 à 132 000 en 1885[31].

Ainsi, le gouvernement tenta très tôt d’instaurer des contrats de coolies de grande envergure avec la Chine. Cependant, des échos du racisme inhérent aux propriétaires de plantations brésiliennes envers la population de couleur du pays et les immigrants en général, ainsi que les pressions des Anglais, qui tentaient de conserver le monopole de ce genre de contrats, mirent rapidement un frein aux desseins migratoires du gouvernement brésilien à l’égard de la Chine[32]. Ce n’est donc qu’à partir des années 1950 que l’immigration sinophone au Brésil a commencé, notamment en provenance de Taiwan[33].

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                 Cour intérieure du Temple Zu Lai de Cotia, SP

Ainsi, on ne peut pas trouver, comme à New York ou à Paris, de quartier chinois désigné dans les grandes villes du pays latino-américain. En revanche, il existe dans la ville de Cotia en périphérie est de São Paulo, un sanctuaire bouddhiste nommé Templo Zu Lai (如来寺). Ce temple a été fondé par le maître Hsing Yün, ordonné prêtre dans le Shandong, en Chine continentale en 1941[34]. Celui-ci déménagea à Taïwan en 1949, période à laquelle beaucoup de Chinois du continent émigrèrent en Amérique, et notamment au Brésil, après la victoire du Parti communiste chinois sur le parti nationaliste du Guomindang. C’est donc à Taïwan que le maître bouddhiste s’appliqua à propager sa foi et qu’il fonda, en 1967, l’ordre bouddhiste Fo Guang Shan (佛光山), plus grand monastère bouddhiste du monde. Le bouddhisme du maître Hsing Yün, dit « humaniste »[35], fonctionne à travers la promotion du Dharma par l’enseignement de la culture, entreprise réussie, puisque le temple taïwanais gère aujourd’hui deux cents temples à travers le monde.

C’est donc en 1992, lors d’un voyage dans une congrégation bouddhiste de São Paulo que le moine Hsing Yün rencontra un couple de bienfaiteurs taïwanais intéressé par les enseignements du bouddhisme Fo Guang Shan et prêt à participer à l’inauguration d’un lieu de culte au Brésil[36]. Ainsi fut fondé en 2003 le Templo Zu Lai, premier temple du monastère Fo Guang Shan en Amérique latine[37].

En tant que véhicule d’un bouddhisme au plus près des hommes, le temple Zu Lai tente de suivre l’exemple de Siddhārtha Gautama, ou Bouddha Shakyamuni (« l’Éveillé »), qui, après avoir abandonné sa vie de privilèges, aurait passé les quarante-cinq années suivantes à enseigner le Dharma, préférant la vie sur terre et la transmission de la compassion aux hommes, au Nirvāṇa[38]. Ainsi, à l’entrée du temple, l’on peut voir une statue du Bouddha Shakyamuni, une main en prière et une main touchant le sol, symbole de son ancrage terrestre. Cependant, à l’intérieur de ce temple immense, les racines indiennes n’ont pas le monopole et partagent l’espace avec un décor sinisé. Les alentours du temple allient en effet les statues des différents dieux de la tradition bouddhique à un paysage emprunt de souvenirs culturels chinois : calligraphie, petite pagode en pierre, forêt de bambou, fleurs de lotus.

Dans ce temple où s’entremêlent les traditions artistiques et religieuses, on peut donc entrevoir une forte identité chinoise du Shandong, d’où proviennent beaucoup d’immigrants chinois du Brésil, mais pas seulement. En effet, les moines du temple, pour la plupart des femmes, sont d’horizons multiples, soit de Macao, Taïwan, Malaisie, etc. De même, en tant que pays d’accueil, qui plus est très croyant, le Brésil ne manque pas d’y être représenté lui aussi. Même si les bouddhistes brésiliens ne sont qu’environ 200 000 personnes provenant des classes les plus aisées de ce pays à grande majorité catholique, plusieurs dizaines de Brésiliens sont honorés à l’entrée du temple Zu Lai pour avoir participé à son édification. Certains croyants n’hésitent d’ailleurs pas à parcourir plusieurs centaines de kilomètres depuis Rio de Janeiro ou d’autres villes alentour, pour assister aux services du temple. Enfin, le temple de maître Hsing Yün attire aussi bien évidemment des touristes curieux de découvrir cette foi outre Pacifique, des croyants devenus moines, et bien sûr des pratiquants-bénévoles.

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                 Les alentours du temple Zu Lai : entre tradition indienne et décor sinisé

             Malgré l’impressionnant ancrage du Temple Zu Lai à Cotia, on ne peut pas dire que la population chinoise en provenance du continent soit bien ancienne au Brésil, puisqu’elle date elle aussi seulement des années 1950-1960[39]. Ainsi, au contraire des troisièmes générations de japonais à São Paulo, qui ne gardent de leur bagage culturel japonais que leur premier prénom, la population chinoise du Brésil parle chinois couramment, et souvent, un strict minimum de portugais. Certains couples préfèrent même envoyer leurs jeunes enfants chez les grands-parents restés en Chine pour les imprégner de la culture familiale, puis les faire revenir au Brésil à l’âge de dix ans. Ainsi, l’intégration des Chinois continentaux au Brésil est loin d’être partie gagnée. Comme beaucoup de Chinois immigrés au Brésil après la guerre civile sont arrivés de Shanghai et de la province du Shandong avec leurs familles, leurs ateliers et même leurs ouvriers pour recommencer une nouvelle vie à São Paulo, ville la plus importante du pays (15 millions d’habitants/25 en comptant la banlieue)[40], ils occupent maintenant les métiers du commerce et des importations. D’autres, cependant, ouvrent des cliniques d’acupuncture, médecine reconnue au Brésil, ou contribuent au développement des études orientales dans les universités brésiliennes en y devenant professeurs. L’université de São Paulo publie à ce titre un périodique intitulé Les Chinois d’outre-mer au Brésil, et cette année, l’université de Curitiba rendra hommage à la Chine durant les Biennales de Curitiba, au titre d’un projet de coopération culturelle entre les deux pays[41], ce qui permet aussi d’illustrer les relations économiques florissantes entre le Brésil et la Chine, partenaire économique très important du pays lusophone.

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En conclusion, nous avons vu que le Brésil constitue une terre d’accueil pour nombre d’immigrants asiatiques venus construire une nouvelle vie en Amérique latine. Que ce soit les immigrants japonais, établis dans le pays depuis le début du XXe siècle et quasiment entièrement intégrés à la culture brésilienne, les Coréens, arrivés au pays du football et des novelas[42] dans les années 1950, dont la culture rayonne grâce à la musique et aux séries télé coréennes, ou les immigrants taïwanais et chinois, fuyant la guerre civile de la fin des années 1940, tout le monde trouve son compte dans ce pays gigantesque et extrêmement hétérogène.

En effet, à l’image de la diversité de la faune et de la flore tropicales de ce pays, la population brésilienne est un complet melting pot de cultures, de langues, d’ethnies et de peuples variés, auquel l’Asie vient ajouter une contribution inattendue, mais tout aussi hétérogène. Au Brésil, pas de discours stériles sur « nos ancêtres les Gaulois », seulement un restaurant libanais qui propose aussi du sushi, sans que cela n’étonne personne et permettant à chacun de trouver son bonheur.

 

Article et photos : Anne-Charlotte Marcombe –  29 janvier 2018

 

[1] Central Intelligence Agency of the United States of America, « SOUTH AMERICA : Brazil ». in The World Factbook, Institut gouvernemental. [En ligne :  https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/br.html], consulté le 10 janvier 2018.

[2] Paulo Henrique Faria NUNES, « As Relações Brasil-Japão e seus Reflexos no Processo de Ocupação do Território Brasileiro », in Revista Geográfica, numéro 140, juillet-décembre 2006, p.64

[3] Hania ZLOTNIK et Daniel DE PALMA. « La migración asiática a Latino América ». in Estudios de Asia y Africa 26, no 3 (86), décembre 1991, pp. 520 et 523.

[4] Ibid., p. 522.

[5] Jeffrey LESSER, « Asians in South America », in Countries and Culture, [En ligne : http://www.everyculture.com/South-America/Asians-in-South-America.html], consulté le 26 janvier 2018.

[6] Op. cit., Paulo Henrique Faria NUNES, p.64.

[7] Ibid.

[8]Ibid.

[9] Op. cit., Hania ZLOTNIK et Daniel DE PALMA, p. 523.

[10] Ibid.

[11] Instituto Tomie Ohtaka, « Biografia », institutotomieohtake.org.br, [En ligne : http://www.institutotomieohtake.org.br/tomie_ohtake/biografia], consulté le 2 février 2018.

[12] Susan THERAN, Leonard’s Price Index of Latin American Art Auction, Newton, Massachusetts, Auction Index Inc., 1999, p. 59.

[13]  Coxinhas : boules de pomme de terre frites fourrées au poulet.

[14] Feijoada  :  plat à base de haricots et de porc, accompagné de riz et de farine de manioc.

[15] Romullo BARATTO, « Ken Kuma divulga projeto da Japan House em São Paulo », Arch Daily, 26 février 2016 [En ligne : https://www.archdaily.com.br/br/782778/kengo-kuma-divulga-projeto-da-japan-house-em-sao-paulo], consulté le 26 janvier 2018.

[16] Tangt’aek KIM, Han’guk taeoegyoryuŭi yŏksa (한국 대외교류의 역사 – Histoire des affaires étrangères de Corée). Corée (République): Ilch’ogak (일초각), 2009.

[17] Yun Jung IM, Daniela HONG, Suk Jung KWON, Jesse So Young LEE, Priscila Helena LEE et Walter Tsuyoshi SANO, « The Second Generation of Koreans in Brazil :  a Portrait », UCLA Center for Korean Studies, 2009.

[18] Op. cit., Jeffrey LESSER, consulté le 26 janvier 2018.

[19] Lytton L. GUIMARAES, « The Korean Community in Brazil :  Challenges, Achievements and Prospects », in The Third World Congress of Korean Studies, 2006, Corée du Sud, p. 1.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 2.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Andrew E. KIM, « Korean Religious Culture and Its Affinity to Christianity:  The Rise of Protestant Christianity in South Korea », in Sociology of Religion, Vol. 61(2), été 2000, p. 117.

[25] Op. cit., p. 9.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Kiwon HONG, « Korea, an Introduction to Cultural Policy:  Part II », Culture360.ASEF.org, 2012, [En ligne:  http://culture360.asef.org/magazine/korea-introduction-cultural-policy-part-ii], consulté le 29 janvier 2018.

[29] Ibid.

[30] Nusta Carranza KO, Song NO, Jeong-Nam KIM et Ronald Gobbi SIMOES, « Landing of the Wave :  Hallyu in Peru and Brazil », in Development and Society, Vol. 43(2), Décembre 2014, pp. 301-302.

[31] Thomas E. Skidmore, Brazil: Five Centuries of Change, New York, Oxford University Press, 1999.

[32] Op. cit., Jeffrey LESSER, consulté le 15 janvier 2018.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Templo Zu Lai, « Budismo Humanista », in 佛光山如来寺 Templo Zu Lai, [En ligne : http://www.templozulai.org.br/budismo-humanista], consulté le 15 janvier 2018.

[36] Templo Zu Lai, « História. As origens do Templo Zu Lai », in 佛光山如来寺 Templo Zu Lai, [En ligne : http://www.templozulai.org.br/historia], consulté le 15 janvier 2018.

[37] Ibid.

[38] Opt. cit., « Budismo Humanista ».

[39] Maria A. Benavides, « Chinese Immigrants in Sao Paulo, Brazil, and in Lima, Peru: Preliminary Case Studies », In Essays on Ethnic Chinese Abroad, vol II. Tsun-wu Chang et Shi-yeoung Tang (Ed.). Overseas Chinese Association, Juin 2002, Taipei,  pp. 355-376.

[40] Ibid., p. 357.

[41]  Luiz Ernesto Meyer PEREIRA, « Sobre », in Biennal de Curitiba ’17, [En ligne :  http://bienaldecuritiba.com.br/2017/sobre/], consulté le 29 janvier 2018.

[42] Comme les dramas coréens, mais à la brésilienne!

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